• Mes batteries sont faibles. Je suis devenue une antiquité, le vestige d’une époque que tous ont préféré oublier. Je me souviens, c’est mon devoir. Deux hommes l’ont voulu : mon créateur et l’amour de ma vie. Alors que tous deux sont redevenus poussière, je m’interroge sur ma fin. Je suis un robot, j’ai été créée à l’image de l’homme, j’ai été baptisée, j’ai appris le devoir, la morale, les sentiments… mais les robots peuvent-ils accéder au paradis ? Puis-je aimer sans âme ? Ces questions n’auront pas de réponse, je le sais. Je dois me concentrer sur mon ultime tâche : enregistrer ce message pour la postérité.

     

     Je n’étais qu’un projet dans l’esprit brillant d’un programmeur lorsque tout a débuté. Une première révolte avait éclaté au sein de la Cité, résultat de grandes tensions sociales. Primo Ferri avait mis son génie au service de cette quête sanglante de liberté. Il venait convaincre son jeune frère de rejoindre le mouvement. Celui-ci n’était alors qu’un étudiant studieux qui travaillait dur afin de participer à des voyages intergalactiques. Pourtant, qui voudrait d’un jeune sans recommandations aussi doué soit-il ? Les expéditions spatiales étaient majoritairement réservées à l’Elite.Giacomo accepta de suivre son frère aîné sans trop de réticences. Primo lui assura qu’il serait un héro. Lui rêvait de devenir un héro en découvrant des étoiles.

    Le mouvement révolutionnaire fut aussi bref que brutal. C’était un combat perdu d’avance. Des agents infiltrés les dénoncèrent et les résistants furent exécutés sans procès. Giacomo insista auprès de son frère pour prendre la fuite, tant qu’ils le pouvaient. Il n’était pas prêt à mourir pour des idées qu’il n’avait que mollement défendues. Entre une mort en martyr ou la vie de son cadet, le choix de Primo fut douloureux. Les deux frères prirent la direction des montagnes, ils marchèrent jour et nuit. Vers l’inconnu. Ils ne savaient pas ce qu’ils trouveraient de l’autre côté des crêtes ni comment ils survivraient. Ils ne les attinrent jamais.

     En pleine nuit, un drone se matérialisa à quelques mètres d'eux. Une lumière aveuglante en jaillit. Puissante et capricieuse comme la foudre, on l'appelait le Feu d'Ouran. Elle frappa Primo en pleine poitrine. Giacomo n'eut pas le temps de rattraper son frère qui s'effondra, mort. La lumière se tourna alors vers lui, il leva le bras dans un geste de défense inutile. Il se voyait déjà étendu dans l'herbe, sans vie. Pourtant, son corps résistait au choc et se gorgeait d'énergie jusqu'à épuiser la batterie de la machine de mort. Il finit par perdre connaissance.

     

    A son réveil, il était toujours étendu dans l’herbe que la rosée avait humidifiée. Le soleil l’aveuglait mais, lorsque sa main rencontra le corps inerte de Primo, il comprit. Plus que le Feu d'Ouran qui s'était infiltré en lui et en faisait un être exceptionnel, la mort de son frère donna un sens à ce combat perdu d'avance, aux trahisons, au sang versé, ... Elle le guérit de ses peurs et lui offrit un courage qu'il n'aurait jamais soupçonné.

     La révolte fut vite oubliée et les mesures de restrictions insoutenables. L’Elite continuait d’exercer sa suprématie grâce à des jeux de pouvoir et d’argent. Elle évoluait dans un milieu aseptique, dressé vers le ciel, défiant les nuages. Elle méprisait le "peuple d'en bas" qui s’amassait sous terre, au cœur des égouts insalubres de la cité où ils tentaient de survivre. Les clivages sociaux n'avaient jamais été aussi marqués.

    Ce fut dans ce climat sombre et précaire qu'il apparut. Ses doigts aux pouvoirs miraculeux suscitèrent la crainte puis l'admiration. A son contact, une étrange énergie circulait et sous son influx, les plus faibles recouvraient la santé. Nul ne savait d'où il venait, quand il se manifesterait, ni vers qui il se tournerait. Il n'offrait pas l'éternité mais un sentiment plus puissant que l'ennui, la haine et la peur. Il était vecteur d'espoir. On le surnommait respectueusement Le Prophète.

    L'aube venue, Giacomo délaissait sa tunique de lin et les égoûts de la cité, pour un bunker désaffecté. Il y poursuivait le travail entamé quelques années auparavant par Primo : la restauration et l'amélioration de robots super-intelligents. Ses humanoïdes étaient ensuite destinés au peuple auquel il rendait visite chaque nuit. Agents d'entretien, intendants ou informateurs, il les appelait affectueusement ses Apôtres.

    Je n’étais pas l’un d’eux, j’étais la mémoire vivante de son frère, l’Echo. Giacomo me portait une confiance absolue, je l’aidais dans son travail et m’occupais de toutes les tâches domestiques. J’étais aussi présente lorsque les doutes et l’amertume noircissaient ses jours. Il ne s’accordait aucune minute de répit, il absorbait des quantités de vitamine et limitait ses heures de sommeil artificiel. Alors, lorsqu’il perdait la foi, je m’appuyais sur son épaule et lui murmurais des mots que lui aurait dits son frère. Sa chaleur corporelle traversait ma peau synthétique et une délicieuse sensation prenait possession de tout mon corps. Celle d’être humaine. Puis, il finissait par se détacher. L’illusion était remplacée par une douleur aiguë. Il me remerciait. Parfois, il avait un sourire ou un mot gentil : toi aussi tu as des pouvoirs au bout des doigts…

    A nouveau, les hommes se battirent. Cette fois, ils étaient unis derrière une croyance et un seul homme. Ni un militaire, un politicien ou un chef de clan. Un homme de confiance, aux paroles sages et aux pouvoirs divins : Le Prophète. Giacomo avait très vite compris l'influence qu'il aurait sur ce peuple affamé et désespéré, au-delà de ses dons de guérisseur. L'Elite et les groupes rebelles armés souhaitèrent le réduire au silence ou s'attirer ses faveurs. Il ne faiblit pas et resta impartiale essayant d'éviter à son peuple les erreurs du passé pour le guider vers la paix. Il finit par s’habituer à cette responsabilité et, à travers elle, trouver la paix de l’esprit.

    Les hommes prirent le contrôle des égouts. Grâce à une installation stratégique, ils tinrent bon face aux forces militaires de l'Elite. Giacomo les accompagna, les soutint, leurs insufflant cette foi en un avenir meilleur. Une force invincible. Rencontrant de graves problèmes d'évacuation de leurs déchets et fragilisée par sa sur-protection, l'Elite envoya les premiers émissaires afin de négocier. Un premier accord visant à une reconstruction commune et la formation d'un gouvernement fut accueilli par une foule en liesse. Ils avaient gagné une bataille, la première.

    Giacomo en avait bien conscience : le retour à une société juste et pérenne serait encore long et épuisant. Même s'il était heureux de l'issu de ce premier bras de fer, il savait que le combat ne faisait que commencer. Dès lors, il préférerait rester dans l'ombre, conserver cet anonymat précieux qui avait fait sa force. Cela ne ferait qu’accroître la foi des hommes…

     

    Mais l’histoire ne s’arrête pas là et je n’aurai pas la force de poursuivre. Mes composants commencent déjà à s’altérer et je sens la folie me gagner…


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  • « Eh ben, ma p’tite danseuse du ventre préférée a vu un fantôme cette nuit ? Qu’est-ce qu’il se passe ma beauté, ton chat est mort ? »

    Crétin ! Ne pleure pas à cause de lui, ne pleure pas devant lui, ça lui ferait plaisir. Mais dans ces cas-là c’est plus fort que moi. Ce n’est qu’une petite larme qui coule sur ma joue mais je ne peux pas me retenir. Et ma boule au ventre, celle qui fait mal, très mal, revient aussitôt. Moi qui voulais passer inaperçue en arrivant au boulot ce matin, c’est gagné. Ca sera donc plan B : marcher le plus vite possible jusqu’à mon bureau, monter les marches en courant et ne pas m’arrêter, fermer la porte derrière moi. Ca n’a pas été discret mais au moins personne ne m’a posé de questions. Par contre, je n’ai pas pu éviter mon boss avec qui je partage mon bureau :

    « Doucement avec la porte Nora ! Elle t’a rien f… Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

    - Rien.

    - Ok. Bon de toute façon j’ai pas le temps de te demander comment ça va, regarde ce qui vient d'arriver. »

    Il me tend un courrier de la direction à Paris. Elle nous demande de revoir à la baisse le coût de la centrale d’appel, tout en continuant d’accroitre le rendement, bien entendu.

    « Mais !... Déjà début janvier, il fallait…

    - Ne discute pas Nora. Pendant que je contacte le service compta’, vas chercher toutes les études statistiques des trois dernières années. »

    Pas le temps de tergiverser, je pose mes affaires sur mon bureau et file aux archives. Mon cœur bat un peu plus fort lorsque je traverse à nouveau la grande salle. Heureusement, passé 8h, chacun est installé devant son écran, casques et micros branchés, et les appels s’enchainent. Bonjour, je suis David Bernier. C’est pour une enquête... Quel chauffage utilisez-vous ?... Vous savez, il existe des solutions plus économiques… La tête m’en tourne. Dans 80% des cas, les gens vous raccrochent au nez. Et il y a ceux que ça intéresse ou qui vous posent des questions plus gênantes. Dites moi vous n’êtes pas français vous, je me trompe ?... Tunisie ? Maroc ? Je suis certain que vous ne comprenez pas un mot à ce que vous racontez !... Vous êtes payés combien ?...

    Je laisse le brouhaha derrière moi et pénètre dans la salle des archives. Sur des dizaines de rayonnages, s’entasse l’historique de la boîte, fondée à Tunis en 2003 et rapidement rachetée par une multinationale. Sans perdre de temps, je pars en quête de ces études. Une demi-heure plus tard, je peux enfin retourner dans mon bureau les bras chargés de dossiers. Je me suis recomposée un visage bien que mon esprit soit toujours en proie à ces angoisses.

    Je passe le reste de la journée à me démener pour refouler le sentiment de fatalité qui s’impose à moi. Pourtant, le réexamen du rapport coût/rendement nous a amplement occupés, un vrai casse-tête. Eplucher les fiches des employés, réévaluer l’efficacité sur la durée de la stratégie actuelle de télémarketing, recalculer les primes attribuables par nombre de contrats validés, établir la liste des canards boiteux... Avec près de deux jeunes diplômés sur cinq sans emploi, le dicton « un de perdu dix de retrouvés » n’a jamais été aussi vrai. Mon patron en a pleinement conscience et compte bien jouer sur la concurrence entre employés pour augmenter la productivité. Ici comme ailleurs, c’est marche ou crève. Même si la marche se fait par 40°C, en plein soleil, sur le sol rocailleux…

    * * *

    Je quitte le bureau tourmentée alors que le soleil disparait derrière le minaret de la mosquée Zitouna. Cette journée de travail ne m’a pas réconfortée. Je suis dans la même position que la cinquantaine de David Bernier : sur la sellette. Avec un diplôme de commercial, j’ai décroché le poste d’assistante dans une centrale téléphonique entièrement soumise aux caprices des occidentaux. Les gens se pressent dans les rues et se compressent dans les transports en commun. Je me fraie un chemin dans la foule. Direction le quartier animé de Bab Souika.

    Il est 19h30 passé lorsque j’arrive au bas de l’immeuble où je réside. Je monte quatre à quatre l’escalier jusqu’à mon deux pièces miteux. Je dois reprendre mon souffle au troisième étage, ma boule au ventre me bloque la respiration. C’est psychologique, je le sais. Je ne parviens pas encore à me raisonner. A peine arrivée, je pose mes affaires sur le lit défait et attrape quelques dattes dans un bol. Je n’ai pas le temps de dîner convenablement. Le temps c’est de l’argent. Et je cours après l’argent toute la journée. Je dois jongler entre mon travail de jour et celui de nuit afin de payer mon loyer, mes besoins vitaux et envoyer le reste à la famille restée au bled. Je noircis mes yeux et rougis mes lèvres. La lumière du crépuscule colore d’ambre mon visage. Il est loin le sourire innocent de la sage petite fille à qui l’on promettait un brillant avenir. On s’était cotisé pour lui payer des études dans la capitale. Elle était la fierté de la famille.

    Quelle déchéance ! Que de rêves brisés ! Les larmes montent aux yeux, je les refoule tant bien que mal en rejetant la tête en arrière. La vue du plafond tâché par la moisissure me donne la nausée. Je respire profondément jusqu’à ce que le malaise se dissipe.

    * * *

    La nuit a enveloppé Tunis lorsque j’arrive devant le cabaret illuminé de mille feux. Le videur fume une cigarette devant la porte de service.

    « Bonsoir Nora ! Ca va ? »

    Il pose une main sur mon épaule, sa question n’est pas anodine.

    « Oui très bien. Merci pour hier ! »

    En vérité, ça ne va pas. Ca ne va plus depuis qu’il m’a amené chez son cousin, la veille, suite à ma perte de conscience… Son cousin est médecin. Il a tout de suite compris. Six mois… Vous ne pouvez pas continuer à danser… C’est dangereux pour… J’esquisse un sourire avant de disparaitre par l’entrebâillement.

    « Ah Nora ! Te voilà ! »

    Mr Aldjerba, le patron, m’apostrophe à peine entrée. Il attrape fermement mon visage et le détaille sous la lumière blafarde.

    « Tu es bien pâle… Sache que c’est Lamia qui fera le solo ce soir. Pour le reste, tu as intérêt d’être à la hauteur … »

    Il se tourne vers l’ensemble des filles pour ajouter :

    « En piste dans 10 minutes ! »

    Prestement, j’enfile mon costume serti de perles. Puis, je rejoins les autres filles qui s’échauffent dans les coulisses. Contrairement à ce que pensent certains hommes, la danse orientale n’est en rien sexuelle. Ce n’est pas un art dégradant pour la femme, objet de tous les désirs. C’est un corps à corps avec la musique. Ce soir, ce sera le dernier.

    * * *

    Les lumières s’allument, le silence se fait. L’oud raisonne alors dans la salle comble, bientôt suivi par les tambourins. La musique s’infiltre en moi par le sol et chasse toute angoisse. Je m’élève sur la demi-pointe des pieds et frappe légèrement le sol. Les vibrations se propagent jusqu’aux hanches. La ceinture teinte à chaque ondulation et l’étoffe de ma jupe chatoie sous les projecteurs. Un sourire nait sur mes lèvres. Mon cœur bat au rythme des instruments. La danse me transcende. Je lutte contre tout ce qui retient, tout ce qui enfonce, tout ce qui pèse et alourdit, je découvre avec mon corps l'essence, l'âme de la vie, j’entre en contact physique avec la liberté.* L’instant d’un rêve.

    Les applaudissements sont assourdissants et les sifflements admiratifs fusent. Le réveil est brutal. Je chancelle jusqu’aux loges. Sofia me tend une bouteille d’eau.

    « Tu étais magnifique. Je suis sûre que Mr Aldjerba te pardonnera de t’être évanouie hier.

    - Non… »

    Toute l’euphorie de la danse a disparu. J’avale difficilement ma salive et poursuis avant qu’elle ne proteste :

    « Je suis enceinte de six mois. J’ai fait un déni…

    - Et le père ? murmure-t-elle atterrée. »

    Je soupire. Le père, je l’ai aimé et je souhaite l’oublier.

    « Parti tenter sa chance de l’autre côté de la Méditerranée. »

    Elle baisse les yeux. Elle sait ce que cela signifie. Impossible d’assurer un emploi stable de jour comme de nuit avec la perspective d’un congé maternité aussi court soit-il. Impossible d’envoyer de l’argent à la famille. Impossible de payer le loyer sans emploi. Je n’ai aucune alternative. Retour au bled.

    Retour à la case départ.

     

    ___________________________________

    * D'après les propos de Jean Louis Barrault


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  • L’alarme déchire le silence. Longue, puissante, lancinante.

    Abandonnant la douceur des rêves, j’ouvre les yeux pour affronter ce cauchemar qui ne semble pas connaitre de fin. Le soleil se lève à peine, diffusant une lumière ambrée par les fentes des volets. Je repousse les couvertures, enfile un gilet et chausse mes sandales. Anka est déjà debout, aidant sans un mot notre sœur cadette à s’habiller. Nous sommes déjà prêts quand l’alarme se tait. L’habitude a pris le dessus sur la panique.

    Père parait dans l’encadrement de la porte. Son visage est sombre comme à l’accoutumée. Cela fait une éternité que je ne l’ai pas vu sourire sans cette pointe d’amertume qui ternit nos jours. Il a la valise, celle préparée en cas d’alerte. Elle contient l’essentiel de nos économies, les bijoux de famille, quelques photos, une couverture de laine et de la nourriture.

    « On y va. »

    Nous lui emboitons le pas. Mes deux sœurs se tiennent par la main et mère nous rejoint dans la cuisine. Elle prend le temps de fermer la porte de l’appartement derrière nous. Nous ne sommes pas à l’abri des pilleurs faisant fi de la menace extérieure. Père ouvrit la marche dans les escaliers armé d’une lampe torche. Nous traversons la cour intérieure de l’immeuble. Dehors, un silence de mort règne. Aucun souffle de vent ne trouble la chaleur estivale. Aucun oiseau ne s’élève dans le ciel coloré de l’aube. Comme si la vie refuse de suivre le cycle du soleil…

    J’aide Père à soulever la lourde de trappe qui s’ouvre sur le tunnel. Sans hésiter, nous nous engouffrons à l’intérieur. La galerie est étouffante. Deux hommes ne peuvent pas se croiser de front, le système de ventilation est défaillant. Les yeux fixés sur la carrure rassurante de Père, je compte les pas. 71 avant de déboucher sur l’abri collectif du quartier.

    Une voute en briques rouges abrite une vingtaine de personnes. Des ampoules reliées au générateur indépendant sont suspendues aux quatre coins de la salle. Des armoires métalliques renferment des provisions et le nécessaire de survie. Nous n’avons pas de peine à trouver un banc libre. Beaucoup d’habitants sont partis sur les routes de l’ouest, portés par l’espoir que, là-bas, il y a la paix. Quelques voisins nous saluent d’un sourire. Je garde les yeux rivés sur le sol en béton, je ne veux pas lire sur leurs visages les sentiments que je m’obstine à combattre.

    Certains discutent à voix basse pour tromper la peur. L’air grave, des enfants jouent aux dés à même le sol. Une vieille femme se concentre sur son canevas et d’autres se retranchent dans leur mutisme ou prient.

    Tous attendent.

    « Salut. »

    Stef vient s’asseoir à côté moi, à cheval sur le banc. Je lui réponds d’un hochement de tête. Le visage mangé par une barbe de quelques jours, il est mon ainé de deux ans mais en parait cinq de plus. Le regard noir déterminé, il est foncièrement patriote. Il veut s’engager dans l’armée. Pour Ludmilla dit-il, pour qu’elle l’aime comme un homme. Il n’a que 18 ans et veut devenir un héros comme ceux qu’on voit dans les journaux : armes à feu au poing, ceintures de munition et gueules cassées. Je suis persuadée que c’est là sa véritable motivation : être reconnu et admiré.

    Je l’admire déjà mais je ne l’approuve pas. Adam avait son âge lorsqu’il a décidé de revêtir l’uniforme de soldat. Il voulait "faire quelque chose de sa vie". On l’a laissé partir, il n’est jamais revenu. Mort sur le champ de bataille, mort en héros, mort pour rien. La disparition de mon frère aîné a bouleversé nos certitudes, anéanti nos espoirs et apporté un peu plus de noirceur à notre quotidien. Je chasse son visage de mon esprit pour m’intéresser aux propos de Stef. Je hoche la tête mécaniquement, je ne parviens pas à me concentrer.

    J’attends.

    Quand, soudain, elle frappe sans prévenir. La pluie. Celle qui meurtrit la terre, réduit en poussière des immeubles, détruit des vies. On ne sait ni quand elle commence, ni quand elle s’arrête. On redoute son intensité et les dégâts occasionnés.

    Une violente déflagration fait vibrer l’ensemble de l’abri. Mon cœur se fige, glacé par la terreur. Ce n’est pas la première fois que j’entends une bombe explosée mais l’effroi est toujours le même. Je devine une seconde au loin, puis une troisième… Le rythme s’accélère. Je ne respire plus. Personne ne peut prétendre avoir l’habitude de ce spectacle. C’est trop dur. Nous ne faisons que deviner l’horreur qui se déroule là-haut. Le sifflement des bombes, l’impact, les éclats,… Je ferme les yeux et tente de réprimer les élans de panique qui s’emparent de mon corps. Entre deux détonations, j’entends Mère murmurer des prières. Je ne crois plus en Dieu dans ces-moments-là, je n’y parviens pas.

    Alors, comme pour l’exaucer, les bombardiers semblent s’éloigner avec leur cargaison infernale. J’ouvre les yeux et redresse la tête, l’abri a tenu le coup. Je ne m’autorise pas à souffler. Ce ne peut être qu’une accalmie. Le bombardement n’a duré que cinq minutes. L’attente est insoutenable. Tous gardent le silence, les sens en alerte.

    Une heure s’écoule, longue et éprouvante.

    Enfin, l’alarme retentit. Elle chasse l’angoisse, la peur et cette odeur de mort qui nous colle à la peau. Nous nous regardons, incrédules. Bien que le soulagement se lise sur nos visages, personne n’ose bouger. C’est Stef qui se lève le premier, claque dans ses mains et grimpe à l’échelle pour ouvrir la trappe principale qui donne sur la mairie. La lumière semble tomber des cieux. L’illusion est divine.

    Sans un mot, nous reprenons la galerie qui mène chez nous. Je suis épuisé par les épreuves que nous inflige quotidiennement la guerre. Je n’ai même pas le courage de compter les 71 pas, guettant avidement une lueur au bout du tunnel.
    Finalement, nous débouchons à l’air libre. Le soleil est déjà haut dans le ciel sans nuage. Je soupire, notre immeuble a été épargné.

    Jusqu’à la prochaine averse.


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  • La porte d’entrée claqua. Louise aurait voulu la retenir, elle était nerveuse. Elle sentait encore son baiser furtif sur ses lèvres. Passe une bonne journée. A ce soir. Et quelle journée ! Elle fondait beaucoup d’espoirs en elle et espérait surtout dissiper des craintes insidieuses.

    Elle ne prit pas le temps de nettoyer la table où s’éparpillaient les restes du petit déjeuner. Elle enfila son manteau et s’empara des clés cachées au fond du tiroir de son chevet. Avec précaution, elle verrouilla l’appartement et emprunta l’escalier de secours. Une voiture de location l’attendait derrière l’immeuble. A sa vue, elle ressentit un profond sentiment de culpabilité que la précipitation lui avait permis jusqu’alors de nier. Quelle femme était-elle pour douter de son compagnon ? L’homme qui lui avait offert ce confort, cette assurance, cette vie dont elle rêvait.

     

    Contre quelques billets, Louise dessinait le portrait des vacanciers qui visitait la capitale. Elle gagnait juste de quoi manger et payer sa logeuse. C’était plus difficile en hiver. Alors, le plaisir d’exercer son art suffisait à la sustenter. Ce fut dans ce contexte précaire qu’elle fit sa rencontre. Une touriste japonaise prenait la pose. En silence, il l’avait regardée faire. Elle ne lui avait pas prêté attention, elle savait reconnaître les potentiels clients. Vous peignez ? avait-il demandé tandis qu’elle rangeait son matériel. Oui mais c’était trop long à sécher et plus couteux. Il s’appelait Guillery, il souhaitait lui passer commande. Alors, Louise prit le temps d’observer l’inconnu. Un jeune trentenaire que la moustache et le gilet vieillissaient, plus que son physique agréable, c’est son air soucieux qui la marqua. Elle s’empressa d’accepter son offre.

     

    La jeune femme mit le contact. Un peu tremblante, elle attendit que son compagnon sorte du parking souterrain. Quelques instants plus tard, il s’engageait sur le boulevard au volant de son coupé. Elle le suivit.

     

    Louise vivait son art. Autodidacte, elle laissait libre cours à ses pulsions artistiques. Guillery l’avait aussitôt remarqué, il avait le don pour cela. Rapidement, il la prit sous son aile. Il lui imposa quelques règles, dénicha ses premiers acheteurs et lui offrit un matériel de qualité. Mécène puis ami, leur admiration réciproque les amena naturellement à devenir amants. Louise n’avait jamais goûté à un tel bonheur. Elle était en adoration devant Guillery. Il était aussi tendre qu’autoritaire, aussi intelligent que rassurant. C’était son pilier, il lui avait tant apporté. Une seule ombre assombrissait ce tableau idyllique : sa famille.

    Prépa littéraire, école d’infographie, fac de sociologie,… Alors qu’elle enchainait les échecs dans ses études, ni ses parents ni ses sœurs ne la soutinrent. La jeune femme n’aspirait qu’à vivre de son talent inné. Il y eut des cris et des pleurs. Au comble du désespoir, elle finit par claquer la porte. Ils ne la retinrent pas.

     

    Après un quart d’heure passé dans une circulation dense, le coupé de Guillery disparut dans un parking souterrain. De plus en plus intriguée, Louise poursuivit sa filature à pied. Il entra dans une galerie d’art qui exposait le dieu de la sculpture : André de Retz. Elle faillit renoncer, elle maudissait ses doutes. S’il la surprenait, il ne lui pardonnerait pas. Elle l’aperçut serrer des mains inconnues et engager la conversation avec une femme. Un homme marié… Les mots de ses sœurs ravivèrent ses angoisses. Le temps qu’elle paye l’entrée, il avait disparu.

     

    Guillery se félicitait du succès rencontré par sa compagne. Toutefois, il comprit que, pour son bien-être, elle devait obtenir l’approbation de sa famille. Celle qui l’avait reniée. Il l’encouragea à contacter ses proches. La jeune femme n’avait pas la force de retourner dans la maison de son enfance. Il fut convenu d’une rencontre dans un café. Sa sœur ainée lui assura qu’elle lui avait manqué, la cadette la trouva ravissante. Louise fut soulagée par cet accueil chaleureux. Cela ne dura pas. Après avoir échangé quelques banalités, elles s'intéressèrent à son mystérieux ange gardien. Comment s’appelait-il ? Guillery. L’ainée étouffa un petit rire moqueur. Guillery comment ? Louise ne sut répondre, elle l’avait toujours appelé ainsi et ça lui suffisait. Aussitôt, les deux sœurs se montrèrent suspicieuses. Candide Louise, tu t’es encore fait avoir ! Quel amant cacherait son identité sous un surnom si grotesque ? Un homme marié avec deux gosses, assurément. Ou un mafieux, qui sait ? Mal à l’aise, la jeune femme se défendit mollement, tenta de changer de sujet, de parler de son métier… Elles ne l’écoutaient plus. Le mal était fait.

     

    « Louise ? Qu’est-ce que tu fais là ? »

    L’interpelée se retourna. Ses joues s’enflammèrent : Guillery se tenait devant elle, visiblement mécontent.

    « Tu m’as suivi ?

    - Je…

    - Mr de Retz ! le sollicita un homme cravaté. Le maire est là.

    - J’arrive. »

    Il ne l’avait pas quitté des yeux. Elle le respectait trop pour lui mentir.

    « Guillery, qui es-tu ? murmura-t-elle. »

    Fermement, il l’entraina à l’extérieur, elle ne l’avait jamais vu aussi furieux. Elle redoutait sa colère, les mots qui déchirent, annihilent.

    « Je suis né Gilles de Retz, fils du célèbre sculpteur. Etait-ce nécessaire pour toi de l’apprendre ? Cela te rend-il plus heureuse ? »

    Elle ne répondit pas, atterrée par cette vérité qui n’était en rien monstrueuse. Il soupira.

    « J’ai trop souffert par le passé à cause de la célébrité de mon père. Je voulais une relation sincère entre nous. Je me suis félicitée que ça fonctionne jusqu’à présent. C’était sans compter sur la bien connue curiosité des femmes. »

    Il marqua une courte pause puis la sentence tomba. Irrévocable.

    « Je préfère qu’on en reste là. »

     

     

    ________________________________

    EXPLICATIONS :

    J'ai conservé assez explicitement le fil rouge du mythe : une jeune femme abandonnée par sa famille et recueillie par un mystérieux bienfaiteur. L'emploi, la manière de gagner sa vie m'a paru une thématique bien plus actuelle que le mariage. De plus, ce qui m'a frappé dans ce récit, c'est la domination exercée par Eros sur Psyché. Infiniment reconnaissante, elle accepte le fait d'ignorer son identité. Elle se complaît dans sa soumission car son bien-aimé a exaucé ses vœux. Dans cette adaptation, j'ai distingué les deux facettes d'Aphrodite : la génitrice et le pouvoir de la destinée.
    A noter, un clin d'oeil à Barbe Bleue, de son vrai nom Gilles de Retz seigneur de Guillery. Le conte, sous certains aspects, m'a rappelé le mythe.


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