• Retour à la case départ

    Nouvelle écrite en Mai 2012 dans le cadre d'une battle littéraire sur le forum Sims Artists. Le début du texte était imposé et nous devions en respecter le ton.

  • « Eh ben, ma p’tite danseuse du ventre préférée a vu un fantôme cette nuit ? Qu’est-ce qu’il se passe ma beauté, ton chat est mort ? »

    Crétin ! Ne pleure pas à cause de lui, ne pleure pas devant lui, ça lui ferait plaisir. Mais dans ces cas-là c’est plus fort que moi. Ce n’est qu’une petite larme qui coule sur ma joue mais je ne peux pas me retenir. Et ma boule au ventre, celle qui fait mal, très mal, revient aussitôt. Moi qui voulais passer inaperçue en arrivant au boulot ce matin, c’est gagné. Ca sera donc plan B : marcher le plus vite possible jusqu’à mon bureau, monter les marches en courant et ne pas m’arrêter, fermer la porte derrière moi. Ca n’a pas été discret mais au moins personne ne m’a posé de questions. Par contre, je n’ai pas pu éviter mon boss avec qui je partage mon bureau :

    « Doucement avec la porte Nora ! Elle t’a rien f… Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

    - Rien.

    - Ok. Bon de toute façon j’ai pas le temps de te demander comment ça va, regarde ce qui vient d'arriver. »

    Il me tend un courrier de la direction à Paris. Elle nous demande de revoir à la baisse le coût de la centrale d’appel, tout en continuant d’accroitre le rendement, bien entendu.

    « Mais !... Déjà début janvier, il fallait…

    - Ne discute pas Nora. Pendant que je contacte le service compta’, vas chercher toutes les études statistiques des trois dernières années. »

    Pas le temps de tergiverser, je pose mes affaires sur mon bureau et file aux archives. Mon cœur bat un peu plus fort lorsque je traverse à nouveau la grande salle. Heureusement, passé 8h, chacun est installé devant son écran, casques et micros branchés, et les appels s’enchainent. Bonjour, je suis David Bernier. C’est pour une enquête... Quel chauffage utilisez-vous ?... Vous savez, il existe des solutions plus économiques… La tête m’en tourne. Dans 80% des cas, les gens vous raccrochent au nez. Et il y a ceux que ça intéresse ou qui vous posent des questions plus gênantes. Dites moi vous n’êtes pas français vous, je me trompe ?... Tunisie ? Maroc ? Je suis certain que vous ne comprenez pas un mot à ce que vous racontez !... Vous êtes payés combien ?...

    Je laisse le brouhaha derrière moi et pénètre dans la salle des archives. Sur des dizaines de rayonnages, s’entasse l’historique de la boîte, fondée à Tunis en 2003 et rapidement rachetée par une multinationale. Sans perdre de temps, je pars en quête de ces études. Une demi-heure plus tard, je peux enfin retourner dans mon bureau les bras chargés de dossiers. Je me suis recomposée un visage bien que mon esprit soit toujours en proie à ces angoisses.

    Je passe le reste de la journée à me démener pour refouler le sentiment de fatalité qui s’impose à moi. Pourtant, le réexamen du rapport coût/rendement nous a amplement occupés, un vrai casse-tête. Eplucher les fiches des employés, réévaluer l’efficacité sur la durée de la stratégie actuelle de télémarketing, recalculer les primes attribuables par nombre de contrats validés, établir la liste des canards boiteux... Avec près de deux jeunes diplômés sur cinq sans emploi, le dicton « un de perdu dix de retrouvés » n’a jamais été aussi vrai. Mon patron en a pleinement conscience et compte bien jouer sur la concurrence entre employés pour augmenter la productivité. Ici comme ailleurs, c’est marche ou crève. Même si la marche se fait par 40°C, en plein soleil, sur le sol rocailleux…

    * * *

    Je quitte le bureau tourmentée alors que le soleil disparait derrière le minaret de la mosquée Zitouna. Cette journée de travail ne m’a pas réconfortée. Je suis dans la même position que la cinquantaine de David Bernier : sur la sellette. Avec un diplôme de commercial, j’ai décroché le poste d’assistante dans une centrale téléphonique entièrement soumise aux caprices des occidentaux. Les gens se pressent dans les rues et se compressent dans les transports en commun. Je me fraie un chemin dans la foule. Direction le quartier animé de Bab Souika.

    Il est 19h30 passé lorsque j’arrive au bas de l’immeuble où je réside. Je monte quatre à quatre l’escalier jusqu’à mon deux pièces miteux. Je dois reprendre mon souffle au troisième étage, ma boule au ventre me bloque la respiration. C’est psychologique, je le sais. Je ne parviens pas encore à me raisonner. A peine arrivée, je pose mes affaires sur le lit défait et attrape quelques dattes dans un bol. Je n’ai pas le temps de dîner convenablement. Le temps c’est de l’argent. Et je cours après l’argent toute la journée. Je dois jongler entre mon travail de jour et celui de nuit afin de payer mon loyer, mes besoins vitaux et envoyer le reste à la famille restée au bled. Je noircis mes yeux et rougis mes lèvres. La lumière du crépuscule colore d’ambre mon visage. Il est loin le sourire innocent de la sage petite fille à qui l’on promettait un brillant avenir. On s’était cotisé pour lui payer des études dans la capitale. Elle était la fierté de la famille.

    Quelle déchéance ! Que de rêves brisés ! Les larmes montent aux yeux, je les refoule tant bien que mal en rejetant la tête en arrière. La vue du plafond tâché par la moisissure me donne la nausée. Je respire profondément jusqu’à ce que le malaise se dissipe.

    * * *

    La nuit a enveloppé Tunis lorsque j’arrive devant le cabaret illuminé de mille feux. Le videur fume une cigarette devant la porte de service.

    « Bonsoir Nora ! Ca va ? »

    Il pose une main sur mon épaule, sa question n’est pas anodine.

    « Oui très bien. Merci pour hier ! »

    En vérité, ça ne va pas. Ca ne va plus depuis qu’il m’a amené chez son cousin, la veille, suite à ma perte de conscience… Son cousin est médecin. Il a tout de suite compris. Six mois… Vous ne pouvez pas continuer à danser… C’est dangereux pour… J’esquisse un sourire avant de disparaitre par l’entrebâillement.

    « Ah Nora ! Te voilà ! »

    Mr Aldjerba, le patron, m’apostrophe à peine entrée. Il attrape fermement mon visage et le détaille sous la lumière blafarde.

    « Tu es bien pâle… Sache que c’est Lamia qui fera le solo ce soir. Pour le reste, tu as intérêt d’être à la hauteur … »

    Il se tourne vers l’ensemble des filles pour ajouter :

    « En piste dans 10 minutes ! »

    Prestement, j’enfile mon costume serti de perles. Puis, je rejoins les autres filles qui s’échauffent dans les coulisses. Contrairement à ce que pensent certains hommes, la danse orientale n’est en rien sexuelle. Ce n’est pas un art dégradant pour la femme, objet de tous les désirs. C’est un corps à corps avec la musique. Ce soir, ce sera le dernier.

    * * *

    Les lumières s’allument, le silence se fait. L’oud raisonne alors dans la salle comble, bientôt suivi par les tambourins. La musique s’infiltre en moi par le sol et chasse toute angoisse. Je m’élève sur la demi-pointe des pieds et frappe légèrement le sol. Les vibrations se propagent jusqu’aux hanches. La ceinture teinte à chaque ondulation et l’étoffe de ma jupe chatoie sous les projecteurs. Un sourire nait sur mes lèvres. Mon cœur bat au rythme des instruments. La danse me transcende. Je lutte contre tout ce qui retient, tout ce qui enfonce, tout ce qui pèse et alourdit, je découvre avec mon corps l'essence, l'âme de la vie, j’entre en contact physique avec la liberté.* L’instant d’un rêve.

    Les applaudissements sont assourdissants et les sifflements admiratifs fusent. Le réveil est brutal. Je chancelle jusqu’aux loges. Sofia me tend une bouteille d’eau.

    « Tu étais magnifique. Je suis sûre que Mr Aldjerba te pardonnera de t’être évanouie hier.

    - Non… »

    Toute l’euphorie de la danse a disparu. J’avale difficilement ma salive et poursuis avant qu’elle ne proteste :

    « Je suis enceinte de six mois. J’ai fait un déni…

    - Et le père ? murmure-t-elle atterrée. »

    Je soupire. Le père, je l’ai aimé et je souhaite l’oublier.

    « Parti tenter sa chance de l’autre côté de la Méditerranée. »

    Elle baisse les yeux. Elle sait ce que cela signifie. Impossible d’assurer un emploi stable de jour comme de nuit avec la perspective d’un congé maternité aussi court soit-il. Impossible d’envoyer de l’argent à la famille. Impossible de payer le loyer sans emploi. Je n’ai aucune alternative. Retour au bled.

    Retour à la case départ.

     

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    * D'après les propos de Jean Louis Barrault


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