• Il a renoncé à faire fi du temps, c’est le temps qui l’a changé. Il a raviné le visage. Des rides, fines ou grossières, s’animent avec les émotions furtives. Le nez ressemble à un fruit mûr et la bouche n’est plus qu’une fente. La peau a pris la couleur de la terre à force de la travailler. Elle s’est affinée jusqu’à ressembler à du papyrus, fragile et maculée. Bombant sous le derme, on devine des vaisseaux bleus et sinueux. Ils remontent le long du bras et dansent dans le cou. Les cheveux ont perdu leur couleur et le crâne dégarni est protégé des assauts du froid par une casquette. Il porte toujours les mêmes vêtements : le pantalon côtelé, la chemise à carreaux et la redingote en laine les mois d’hiver.

    Son apparence ne compte plus, seul l’utile a de l’importance.

     

    Tous les jours, le Vieux monte sur la colline au rythme de sa canne. Il s’installe sous un pin parasol et contemple la lumière jaune de fin d’après-midi. Elle ne transperce ni ne brûle. Elle coule entre les arbres, étend les ombres et sublime le feuillage de l’automne naissant. Elle parait au fond de la plaine toujours un peu plus tôt chaque jour. Les olives se gorgent de ces derniers rayons de soleil. Les tournesols, la tête lourde, n’ont pas le loisir d’en profiter et les champs de blé ont été fauchés depuis longtemps. A cette heure, le Vieux aime sentir la chaleur détendre son corps fourbu.

    Parfois, le Gamin se joint à lui sur le banc de pierre. Dans ces cas là, il grimpe sur l’âne et se laisse conduire. Le Gamin est un garçon robuste et volontaire qui l’aide à entretenir ses parcelles de terre en échange de son expérience.

    Ce soir, des cirrus s’effilent à l’horizon et il n’est pas très bavard.

    « Tu as bien rentré les moutons ? Cette nuit, il y aura de l’orage. »

    Le Gamin répond par un hochement de tête distrait. Il n’a pas remarqué le changement de temps mais s’est plié de bonne grâce à la demande de l’ainé. Il ne manifeste qu’un intérêt limité lorsqu’il lui parle de la récolte des coings. Alors, le Vieux se tait et l’observe. Il remarque l’œil brillant et rêveur que lui-même a souvent connu.

    « Il y a une fille. »

    Le garçon balbutie comment sait-il… puis garde le silence pour ne pas accentuer son embarras. Il arrache un pissenlit, joue un instant avec et se lance :

    « Elle était à la foire, elle nous a acheté un agneau. Je crois qu’elle sert chez des bourgeois, une famille de négociants. J’espère la revoir.

    - Si vous êtes destinés l’un à l’autre, tu la reverras. »

    Le Gamin soupire d’impatience.

    « Je ne saurais même pas comment l’aborder.

    - Invite-la à un bal.

    - C’est ce que tu avais fait avec… ?

    - La Francine ? Nous nous étions rencontré à la Saint Jean. Nous avions dansé toute la nuit et, l’aube venue, nous nous étions roulés dans la rosée d’un champ d’avoine. C’était grisant. »

    Le garçon est gêné, c’est la première fois qu’ils parlent d’amour, mais la curiosité l’emporte.

    « Elle te manque parfois ?

    - Bien sûr. Mais on s’habitue. Toute la vie, on s’habitue. »

    L’obscurité tombe doucement. Le Gamin observe du coin de l’œil le Vieux. Il se dit qu’à force de regarder la valse du soleil, ses yeux se sont remplis de lumière.

     

    La nuit a enveloppé la plaine et le Vieux se couche en entendant l’orage approché. Seul au milieu des draps, il reste l’enfant qui se demandait s’il y aurait un lendemain. Alors, il allume une bougie et laisse le temps la consumer. Sur le chevet, la Francine lui sourit, figée par le papier glacé. Finalement, le sommeil le cueille alors que les premières gouttes viennent s’écraser lourdement sur la toiture.

     

    Au point du jour, il ouvre les yeux. Il déplie avec lenteur ses articulations qui craquent telles les branches d’un vieux chêne. Le corps reste courbé vers l’avant, comme s’il savait enfin que regarder en arrière ne sert à rien. Rapidement, ses mouvements se fluidifient. Le Vieux ouvre les volets et découvre une nature lavée. La végétation est luisante, les gouttes d’eau jouent avec la pesanteur et des nuages blancs trainent dans le ciel. Il admire avec ravissement la constance du temps, toujours égal à lui-même au fil des années.

    Puis, il referme la fenêtre et s’habille. Déjà, du travail l’attend.


  • Commentaires

    4
    Vendredi 2 Mai 2014 à 20:50

    Si le texte vit autant que le vieillard, alors c'est le principal. Merci ^^

    3
    Vendredi 2 Mai 2014 à 20:42

    Oui, l'association d'idées vieillesse/maladie/mort est courante... Quel dommage ! Le manque d'action ne m'a pas dérangée du tout, ce qui m'a surtout frappée c'est que malgré cette absence de rebondissements justement, j'ai trouvé ton texte vivant. C'est presque magique :)

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    2
    Jeudi 1er Mai 2014 à 17:21

    Merci ma belle. Au delà du thème et de la contrainte, j'avais envie d'un texte léger et provençal. Avec la vieillesse, c'était tellement facile d'évoquer la mort et, pour une fois, je me suis efforcée à écrire un texte plutôt joyeux. Car le Vieux n'attend pas la mort, il a des occupations. Quant au nombre de mots imposé, il m'était difficile de créer une réelle action. En tout cas, c'était aussi l'occasion d'un petit retour source.

    C'est moi qui te remercie pour ton commentaire. ;)

    1
    Jeudi 1er Mai 2014 à 16:20

    Voilà pourquoi je te suivrai tant que tu continueras à écrire. Aucune illustration n'était nécessaire pour cette histoire, les images affluaient d'elles-même dans ma tête. Je le voyais très nettement ce Vieux que le temps avait marqué. Le Gamin aussi. Et la colline avec le pin parasol, noyée de lumière. On ne peut pourtant pas dire que ce soit un récit trépidant car il n'y a pas réellement d'intrigue, et pourtant j'ai adoré ! Ton style d'écriture y est pour beaucoup, car tu arrives presque toujours à m'embarquer dans tes univers diversifiés et riches. Tu as un réel talent pour l'écriture, à mes yeux ça ne fait aucun doute. Et je suis ravie de pouvoir l'apprécier aujourd'hui, après toute cette période d'attente. Merci Sucrée

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